Le visiteur du soir - Castiel

La librairie « Jones’ corner, livre neuf et d’occasion », sans être une institution était quand même un des commerces les plus anciens de la ville. C’était les grands parents d’Annaelle qui l’avait crée avant de le céder à leurs filles au moment de prendre leur retraite, et la jeune femme en avait hérité quelques années plus tôt, dans des conditions qui pendant longtemps lui avait rendu l’endroit pénible.

Il lui avait fallu du temps pour ne plus voir dans ses rayonnages sombres l’ombre de la fin tragique d’Aubray. Il lui avait fallu encore plus de temps pour retrouver dans les allées entre les bibliothèque la lumière des souvenirs heureux.

Bien sur, elle aurait pu la mettre en vente, et partir refaire sa vie dans une ville moins chargé émotionnellement, mais, elle ne s’en était pas senti le droit. Après tout ce que sa tante avait fait pour elle, elle se sentait un devoir moral d’honorer sa mémoire en continuant son œuvre, tant au grand jour, avec la librairie familiale que dans l’ombre avec son soutien aux chasseurs de leur entourage.

Et maintenant, elle ne regrettait pas. La boutique était l’endroit au monde où elle se sentait le mieux, protégée, en sécurité, et pour cause. La librairie était bien protégée, quelques runes de protections était dissimulés dans les sculptures qui habillaient les étagères, un piège à démon était gravé dans le bois du plancher devant la porte d’entrée, à peine visible aux yeux des initiés tant il était recouvert par des couches et des couches de vernis. C’était là qu’elle se sentait le mieux, et c’était là qu’elle avait fini par venir s’installer, transformant les pièces de stockages de l’étage en un petit loft confortable et accueillant.

Mais il y avait encore une période où le chagrin de cette perte revenait la hanter, c’était celle des fêtes. Bien sûr en bonne commerçante, elle jouait le jeu. La période de Noël était une de celle où elle faisait le plus de chiffre d’affaire, celle qui lui permettait de garder la boutique à flot le reste de l’année. Alors, chaque année, elle la décorait ressortant les guirlandes et les santons qu’elle avait utilisé tant de fois avec Aubray, et à chaque fois, elle retenait ses larmes en se rappelant qu’elle n’était plus là. Et pour la première fois, cette année là, elle y avait mis une touche plus personnelle, une décoration qu’Aubray n’aurait jamais voulu installer, même si Annaelle n’avait jamais compris sa répulsion pour ce genre de personnage.

Elle avait installé au dessus de la porte un petit mobile musical composé d’une dizaine de petit angelots à clochettes qui tintaient joyeusement au moindre courant d’air. C’est justement le tintement des grelots qui l’obligea à lever le nez du carton de commande qu’elle préparait. Et elle se retint de pousser un soupir. La journée avait été longue, déjà la nuit s’installait dans la rue et elle avait espéré pouvoir fermer la boutique à l’heure, mais avec un nouveau venu moins de cinq minutes avant le moment de retourner le panonceau et de tourner la clefs dans la serrure, elle se doutait déjà que ça ne serait pas le cas. Tout ce qu’elle espérait, c’était qu’il savait ce qu’il voulait et qu’il ne mettrait pas trois heures à arpenter tout les rayons pour trouver un cadeau de dernière minute.

« Bonsoir ! Si vous avez besoin d’un renseignement, n’hésitez pas, je suis à votre disposition. » dit-elle en levant les yeux vers l’homme qui s’avançait vers le comptoir, même si, en croisant son regard elle fut prise d’une bouffé d’angoisse. Même s’il paraissait plutôt quelconque avec sa cravate bleu mal nouée et son par-dessus beige, et assez inoffensif, sans quelle ne sache expliquer pourquoi, toute ses alarmes mentales étaient passé au rouge. Si elle s’était écoutée elle aurait pris ses jambes à son cou pour mettre le maximum de distance entre cet homme et elle, mais c’était tellement irrationnel qu’elle s’efforça de combattre ce sentiment.

Mais en chasseuse expérimentée, elle savait également que l’instinct est parfois ce qui peut vous sauver la vie et qu’il est parfois prudent de ne pas l’ignorer complètement, alors, tout en continuant à offrir à son visiteur du soir un sourire quelque peu crispé, sous le comptoir sa main se referma sur la crosse du petit pistolet qu’elle y dissimulait.

Au fur et à mesure que l’intrus s’avançait vers elle, observant les lieux avec une attention qui semblait être tintée de curiosité, comme s’il découvrait une librairie pour la première fois, le malaise de la jeune femme s’accrut lui aussi.

C’était irrationnel, totalement déplacé, l’homme en face d’elle ne donnait aucun signe d’une quelconque agressivité, il ne donnait aucun signe d’aucune émotion. Son visage était inexpressif, pas désagréable à regarder, mais… le regarder, c’était un peu comme regarder le visage d’un mannequin sur le papier glacé de la couverture d’un magasine.

Elle comprit ce qui la mettait aussi mal à l’aise. Elle avait toujours été très sensible, très intuitive, très empathique. Souvent, et pour peu que les émotions entre les personnes aient été fortes, il lui suffisait d’entrer dans une pièce pour deviner ce qui venait de s'y passer, quelles personnes venait de se quereller, lesquelles étaient proches. Alors, quand elle était en tête-à-tête avec quelqu’un s’était encore plus fort. Elle pouvait deviner ses humeurs, ses émotions, ses peurs, ses bonheurs, ses petits chagrins et ses grandes joies.

Mais pas cette fois. Pas avec lui. Elle avait beau l’observer, elle ne ressentait rien. Et c’était perturbant. Perturbant à un point qu’elle n’aurait jamais pu imaginer. Il y avait des jours où elle aurait rêvé d’être comme la plupart des gens, ne serait qu’une heure dans sa vie pouvoir vivre sans avoir l’impression d’être une éponge à sentiments, une fois dans sa vie ne pas avoir besoin de faire le tri entre ses émotions à elle et celles des autres. Jamais elle n’aurait pensé que ça pourrait être aussi désagréable.

Annaelle se sentait dépourvue, un peu comme si elle avait perdu la vue ou l’ouïe. Elle était tellement habitué à vivre de cette façon, à comprendre instinctivement les autres sans même savoir comment, que là, en cet instant, elle se sentait handicapée. Mais pire que ça, elle avait l’impression que si elle n’arrivait pas à deviner ses intentions, lui par contre, semblait lire en elle comme dans un livre ouvert. Pour la première fois de sa vie, elle était de l'autre coté de la barrière, et elle comprenait ce que les gens pouvait ressentir quand, parfois, elle faisait une réflexion déplacée suite à une de ses intuitions.

Elle essaya de se calmer. C’était une situation inédite, déstabilisante, mais ce n’était pas parce qu’il la mettait mal à l’aise qu’il était animé de mauvaises intentions. Après tout, il était tard, il y avait peu de passage dans la rue déjà assombrie par le crépuscule, la boutique était vide et l’heure de la fermeture approchait, s’il avait voulu lui faire du mal, il aurait probablement déjà tenté quelque chose.

Quand il s’approcha du comptoir, elle serra quand même un peu plus la crosse de son pistolet, luttant pour rester aussi naturelle que possible, mais quand il ouvrit la bouche pour lui demander si elle avait des ouvrages traitants des anges et du surnaturel, elle ne put réprimer l’expression de surprise qui se peignit sur son visage.

La jeune femme ne s’était pas du tout attendu à ce genre de requête. Il n’avait pas vraiment le look habituel d’un chasseur avec son costume bleu nuit, sa chemise blanche soigneusement repassée et sa cravate mal nouée. Sa voix était douce, agréable, même son intonation laissait entendre qu’il s’agissait d’un homme habitué à ordonner et à être obéit.

Quoi qu’il en soit, les ouvrages spécialisés qui tapissaient les murs des sous-sols de la librairie n’était pas librement consultable. Hors de question de permettre à cet inconnu d’y poser les yeux tant qu’elle n’en saurait pas plus.

Mais après tout, peut être qu’elle se faisait juste des idées. Peut-être que cet homme cherchait juste un cadeau pour quelqu’un ayant le goût de la fantasy. Elle réfléchit sur ce qu’elle pouvait lui proposer, croisant un instant son étonnant regard bleu foncé, réussissant l’exploit d’être tout à la fois glacial et étonnamment doux.

« Il faudrait m’en dire un peu plus. Si c’est pour un jeune lecteur, il y a plusieurs séries qui ont pour héros des anges. » Elle haussa les épaules en souriant « Il y a quelques années, les vampires étaient à la mode, maintenant, ce sont les anges. » Expliqua-t-elle en contournant le comptoir pour se diriger vers la section « romans jeunesse », après avoir pris soin de dissimuler son petit revolver dans la ceinture de son jean, sous son pull en laine où elle savait qu’il serait indétectable.

Elle parcouru un instant les rayonnages, laissant ses doigts glisser sur les couvertures avec une certaine tendresse, avant de s’arrêter et d'en retirer le tome 1 de la série « les anges déchus » de Bekka Fitzpatrick.

« Cette série est à la mode auprès des adolescents en ce moment. » Expliqua-t-elle avant de faire quelques pas supplémentaires et de sortir un tome de la série « Supernatural » de Carver Edlund « Sinon, il y a cette série-là, elle date un peu, mais il y est question de surnaturel, d’anges, d’archanges et de démons. Elle a connu sa petite heure de gloire il y a quelques années, même si elle est depuis resté inachevée. » Expliqua-t-elle en haussant les épaules avec un sourire qui disait qu’elle ne partageait pas forcément les goûts de ses lecteurs.

Retrouvant son rôle de libraire, et la passion des livres qui l’animait, elle se détendit, oubliant la peur qu’il lui avait inspirée. Elle était dans son élément au milieu de tous ces ouvrages. Après lui avoir présenté la section « jeune lecteur », elle lui tourna le dos et se dirigea vers le fond de la boutique, passant devant la section "roman sentimentaux" sans s'y arrêter malgré l'affiche publicitaire présentant un ange particulièrement bien gaulée enroulant passionnément des ailes immaculées autour d'une beauté blonde au regard enamouré si profond qu'on pouvait deviner l'immensité du vide entre ses deux oreilles. Quelque chose lui disait que ce n'était pas du tout la came de son interlocuteur.

D'ailleurs, elle se demandait toujours comment ce genre de bouquin pouvait trouver des lecteurs. Elle avait testé une fois, après tout il fallait bien qu'elle sache de quoi elle parlait. Elle n'avait pas été au delà de la cinquantième page. Jamais elle n'avait rien lu d'aussi lamentable, c'était écrit avec les pieds, niais à pleurer, vulgaire au possible et pire que tout, visiblement, même les relecteurs n'avait pas estimé nécessaire de se casser la tête. Jamais elle n'avait vu autant de coquilles et de fautes de frappes dans un livre. Si elle le gardait en rayon et qu'elle avait affiché la publicité, c'est uniquement parce qu'elle savait que certaines de ses clientes en était friandes, et qu'elle se refusait à pratiquer la censure.

Arrivé dans la section "Classiques", elle retira de l'étagère un livre à la couverture sobre et un peu désuète.

« Si c’est pour quelqu’un préférant les lectures plus classiques, il y a celui-ci qui est très beau. Il a été écrit d’après le scénario d’un film de 1946 « La vie est belle. ». C’est ce qui en fait son originalité, en principe, ce sont plutôt les livres qui sont adaptés en scénario. » Expliqua-t-elle en riant. « Il y est question d’un ange débutant et un peu maladroit, Clarence, qui essais de gagner ses ailes, en sauvant la vie de l’humain suicidaire sur qui il veille.  Bien sûr, le style peut paraître un peu vieillot maintenant, mais il vaut le détour. » conclut-elle en le lui tendant, attendant une réaction de sa part.